«En atteignant le ciel

tu détruiras la terre.»

Notes fragmentaires de Raimund Abraham

ABRAHAM Raimund, [Un]built, Springer, 2011, pp. 113-115.

ABRAHAM Raimund, [Un]built, Springer, 2011, pp. 113-115.

ABRAHAM Raimund, [Un]built, Springer, 2011, pp. 113-115.

« IN ANTICIPATION OF ARCHITECTURE - Fragmentary Notes » est un ensemble de neuf textes de Raimund Abraham (Théorie, Mémoire, Intervention, Collision, Sur le Dessin, La Maison, Transfiguration, Destin et Expression) recueillis dans l’ouvrage [Un]built


Ce livre regroupe l’ensemble de l'œuvre de l’architecte autrichien, il fait l’objet d’une première publication en 1996 puis d’une re-publication plus complète en 2011, un an après le décès d’Abraham.


Les textes qui suivent sont traduits en français afin de les rendre plus accessibles mais sont juxtaposés aux textes originaux publiés dans [Un]built afin de croiser les traductions (en particulier dans le cas des poèmes il sera judicieux de considérer ces traductions comme outils de compréhension imparfaits plutôt qu’une alternative à l’original).


L’ensemble des projets sélectionnés pour accompagner la traduction de ces textes sont tirés de [Un]built.

IN ANTICIPATION OF ARCHITECTURE

Fragmentary Notes

Texte de Raimund Abraham (traduit de l'anglais)

  1. 1. THÉORIE

La théorie n'est pas seulement la supposition pour une évolution de la pensée architecturale, mais la supposition pour l'architecture elle-même.

Versus l'impulsion archaïque de protection contre les forces de la nature.

Versus l'exigence d'utilité.

Versus la servilité sociale.

La théorie est le mécanisme pour rechercher la qualité universelle, « l'idéal », comme condition de clarté radicale dans l'anticipation et la création de l'architecture.

Le désir de l'« idéal » envisage un programme au-delà de l'utilité, exigeant une interprétation universelle des métaphores architecturales.

Dessiner l'architecture ou construire l'architecture est finalement la manifestation de la traductibilité d'un texte poétique de métaphores en forme architecturale.

Mais tandis que la recherche de l'idéal exige contemplation, critique et expérimentation, l'utilité succombe à l'habitude inévitable de la routine. Le conflit et la confrontation entre théorie et pratique forment la base dialectique de toutes les tentatives de penser ou de faire de l'architecture.

Les possibilités d'une vision de l'architecture sont infinies.

C'est le rôle de la théorie de questionner et de confronter l'infinité de l'imagination aux limites de la discipline de l'architecture.

L'architecture écrite.

L'architecture dessinée.

L'architecture construite.

L'illumination de corps énigmatiques.

Maison pour Euclide, 1983

2. MÉMOIRE

L'origine étymologique du mot allemand Ort (lieu), selon Heidegger, signifie la pointe d'une lance – infiniment petite mais puissante de par sa capacité à englober et condenser, où toutes les forces et tous les vecteurs se concentrent pour être libérés et relâchés à travers une mystérieuse transformation de l'énergie en matière, de l'image en forme bâtie.

Cette transformation devient l'histoire du site en tant que lieu, tandis que la cognition des forces et des vecteurs devient la mémoire des événements, sédiments temporaires de lieu et de temps, définition et confirmation d'une réalité en constante évolution. La manifestation de la mémoire des événements spatiaux de l'histoire du site est idéalisée à travers l'abstraction du langage de l'architecture, tandis que les éléments de l'architecture deviennent les catalyseurs du processus de la mémoire.

Les interprètes, limités par les conventions narratives du contenu, devraient être mis au défi par des associations libres de symboles et d’images qui déterminent les limites objectives du langage architectural – pour résister aux représentations narratives théâtrales.


L'architecture devient le langage idéalisé des associations historiques par lequel l'idéal doit être défini comme une forme de clarté radicale.


Le passé, en tant que représentation du mythe historique ou de la documentation historique, ne peut être ni conquis ni effacé : il se révèle à travers les fragments d'espace et de temps.

La mémoire se transforme en événements spatiaux.


Les éléments architecturaux, qui définissent la structure spatiale du site à travers des confrontations dialectiques continues avec la morphologie physique et historique des événements et des lieux, sont transmutés en métaphores pour tenter une interprétation universelle de la mémoire : enterrement/excavation/séparation/division/pénétration/collision/terminaux/portails/axes/coupures/chemins/tension/réconciliation.

Cette sélection limitée de métaphores universellement interprétables, qui permet un choix infini d'associations tout en défiant les interprétations narratives, devient la fondation essentielle du concept architectural de paradigmes.

Le processus de traduction de ce programme métaphorique dans le langage des formes architecturales devrait conduire à la reconnaissance des domaines autonomes de forme idéale et d'utilisation idéale sans tentative prédéterminée de réconciliation, mais à travers un processus continu de confrontation dialectique : l’équilibre par la tension.

Tandis que l'idéal de la forme architecturale exige la contemplation, l'utilité obéit aux habitudes et aux nécessités de l'existence humaine.

Murs des Voyages Perdus, Venise, 1979

  1. 3. INTERVENTION

Né dans le Paysage

Pour le toucher, pour le sentir, pour laisser les yeux le parcourir, pour laisser les yeux le creuser, pour graver des signes dans la terre, pour creuser des cavités, pour entasser des monticules, pour enterrer tout le corps dans la terre, pour mesurer à pas tâtonnants, pour ressentir l'espace, pour dessiner des échelles

et pour les graver éternellement dans la Pierre.

Pour aiguiser

les yeux comme une épée, non seulement pour caresser le Paysage mais aussi pour le disséquer, pour mesurer au-delà du corps, pour mesurer entre le ciel et la terre, pour créer des horizons. Pour laisser les lignes disparaître en points, immatériels mais avec une plus grande précision que toute réalité tactile ou visuelle connue auparavant;

Déchiré par la force de gravité. Déchiré par la terreur du paysage infini. Mémoire et désir : voilà l'Architecture. Construite ou Non Construite. Une collision de pensées et d'interventions irréconciliables.

Concours pour nouveau musée de l'Acropole, Athènes, 1990-91

  1. 4. COLLISION

Dans mon travail, la collision en tant que métaphore joue un rôle important en tant que manifestation physique ou syntaxique. Je crois que le principe dialectique de la « collision » est la base ontologique de l'architecture. Avant tout, il s'adresse au site archétypique de l'horizon où la terre rencontre le ciel. Tout projet architectural est une interférence avec ce site.

On construit soit vers le ciel, soit vers la terre. Cette interférence est la quintessence de l'acte architectural ; un acte totalement antithétique à toute forme, spéculation esthétique ou historique. Le processus de conception n'est qu'un acte secondaire et ultérieur dont le but est de réconcilier et d'harmoniser les conséquences de la collision initiale.

Le phénomène de la collision conduit assez directement au processus complexe de décomposition, comme un agent par lequel poursuivre l'acte de faire une critique. L'art moderne est la première époque de l'histoire à se fonder non seulement sur la critique de tous les antécédents culturels, mais aussi sur la critique de l'art en soi. En termes architecturaux, la décomposition peut être considérée comme la négation de l'identité architecturale, d'un tout, qui, lors de l'analyse ultérieure, ne peut être compris que par la vérité de ses éléments. La relation physique entre les composants architecturaux peut également être interprétée comme une série de collisions, un ensemble d'interpénétrations, dans lesquelles « l'horizon » établit toujours la clarté grammaticale des relations élémentaires.

Concours pour l'aménagement du quartier des Halles, Paris, 1980

  1. 5. SUR LE DESSIN

Un dessin, pour moi, est un modèle qui oscille entre l'idée et la réalité physique ou construite de l'architecture. Ce n'est pas une étape vers cette réalité, mais un acte autonome pour anticiper la concrétisation de l'idéal. Un dessin architectural ne peut jamais être interprété autrement que pour se soumettre aux lois de la construction, révélant l'idée de la forme syntaxique inhérente à travers la grammaire des lignes. La ligne exige la précision de la géométrie, tandis que la superposition des pigments exprime les qualités internes et externes de la matérialité à travers la texture. Les premières marques sur une feuille de papier blanc, les premières tailles dans la pierre, les premières gravures sur des plaques métalliques représentent le début de l'architecture, l'acte primordial de construction vers la réalisation d'une idée.

Dessiner, c'est découper une idée dans un corps, violant son silence.

Dessiner, c'est cartographier le monde à travers des signes, localisant l'absence des yeux.

Église sur le mur de Berlin, Berlin, 1982

  1. 6. LA MAISON

La Maison est l'une des origines les plus fascinantes de l'architecture,

La nécessité primitive d'habiter devient la nécessité de transcender la notion d'habitation avec le désir poétique de conquérir et d'habiter des demeures inconnues, de rappeler une architecture enracinée dans la notion métaphorique d'interventions tectoniques élémentaires dans des paysages imaginés ou mémorisés.

Alors que mes premiers projets témoignent de ma détermination à rechercher une architecture qui trouve son origine dans la collision de formes fondamentalement abstraites avec la topographie du paysage, mes dernières séries de Maisons sont des manifestations de mon obsession à englober et à projeter le rituel archétypique de l'habitation.

Maison pour le Soleil, 1977

  1. 7. TRANSFIGURATION

Lorsque j'entre dans une pièce,

mon corps occupe l'espace.

Dans l'obscurité,

mes yeux touchent,

dans la lumière,

ils percent les murs du silence.

Alors que les caractéristiques de mon propre poids

me définissent,

me précèdent,

m'emprisonnent,

ailleurs, loin,

derrière les montagnes,

une pièce de nuages

attend un autre corps.

L'Hôpital : La Maison de l'Espoir, Venise, 1980

  1. 8.DESTIN

Idée et matière sont les pôles de l'architecture.

Leur futur diffère.

Pour la pensée, l'idée prévaut.

Pour la matière, elle se transforme en déchet.

L'idée est la manifestation de la pensée entièrement enfermée et protégée par le pouvoir individuel de son inventeur, mais violée par l'intention de mise en œuvre et donc de sa réalisation. L'énoncé de la pensée est réduit au silence dès qu'il est prononcé, tandis que le silence de la matière est violé par son propre destin de décomposition.

Sachant que seul ce qui semble évident peut être traduit, l'énigme des fragments inconnus demeure. La matière ne survivra à son propre destin qu'à travers la mémoire du désir : une aventure entre le réel et l'imaginaire, une aventure de travail en quête de lui-même.

En construisant le mur

tu détruiras les pierres

en désirant la fenêtre du regard

tu détruiras le mur

en formant les feuilles de verre

tu détruiras les cristaux

en extrudant la barre de fer

tu détruiras des montagnes de minerai

en atteignant le ciel

tu détruiras la terre.

Maison Woolner, Connecticut, 1966 (partiellement construite)

  1. 9. EXPRESSION

Qu'est-ce que l'expression d'une face ?

Est-ce la surface ? Est-ce la face intérieure de la peau ? Est-ce la peau elle-même ? Est-ce la chair sous la peau ? Les os ? Ou bien est-ce tout cela, qui constitue le point d'appui de tous les espaces intermédiaires.

Espace/Temps/Corps sont énigmatiques et inexplicables, tout comme l'Architecture qui se base sur eux.


Si je pouvais tailler mon crayon avec mes mots, je resterais silencieux.


R.A., 1990-1995

Seven Gates to Eden, Venise, 1976